En baissant les impôts sur les entreprises, la France à contretemps

Alors que les Etats-Unis et le Royaume-Uni vont augmenter leurs prélèvements sur les sociétés, Paris, soucieux de rester compétitif, réduit les siens.

En termes de timing, on pouvait difficilement faire pire. Alors qu’en France l’exécutif a arraché à sa majorité une baisse de 10 milliards d’euros d’impôts sur les entreprises fin 2020, voilà que les Etats-Unis et le Royaume-Uni prennent le chemin inverse. Et qu’un consensus international se dessine pour mettre un terme à des décennies de compétition fiscale.

La France, qui en 1981 portait au pouvoir un président socialiste quand le monde anglo-saxon s’engageait dans un vaste mouvement de libéralisation de l’économie, serait-elle à nouveau à contretemps ?

Contre toute attente, le Covid-19 a remis les hausses d’impôts à la mode. Ces dernières semaines, la nouvelle administration américaine a confirmé son intention de relever d’un tiers – de 21 % à 28 % – le taux de l’impôt sur les sociétés afin de financer son gigantesque plan d’investissement de 2 000 milliards de dollars (1 680 milliards d’euros) dans les infrastructures. Mieux : elle soutient désormais la mise en place d’une imposition minimale sur les sociétés à l’échelle mondiale. Objectif : « Mettre fin à la course vers l’impôt zéro. »

De son côté, bravant un électorat plutôt hostile à la taxation sur les entreprises, le premier ministre britannique, Boris Johnson, a renoncé à faire de son pays un havre fiscal et a présenté au pays, en mars, une amère potion. Lui qui avait promis de ne pas augmenter les prélèvements a annoncé porter l’impôt sur les sociétés de 19 % à 25 % d’ici à 2023, ce qui doit rapporter jusqu’à 20 milliards de livres (23,2 milliards d’euros) par an à l’Etat. Il n’épargne pas les ménages – un gel du barème de l’impôt sur le revenu est aussi prévu.

« Reconquête industrielle »

Ce mouvement à la hausse, qui trouve pour partie sa source dans l’explosion de la dépense publique provoquée par la crise liée au Covid-19, fera-t-il des émules ? Rien n’est moins sûr. « La grande différence avec les Etats-Unis et l’Angleterrec’est qu’ils ont massivement vacciné [leur population] et voient leur économie repartir alors que la France est toujours dans le “quoi qu’il en coûte” », décrypte Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’IFOP.

Surtout, la France est encore engagée dans une trajectoire de baisse des prélèvements héritée de la campagne présidentielle de 2017, qui devait lui permettre de s’aligner sur les grands Etats occidentaux. Ces trois dernières années, Emmanuel Macron a orchestré la décrue progressive du taux de l’impôt sur les sociétés – alors l’un des plus élevés au monde – de 33 % à 25 % à l’horizon 2022. A cette promesse est venue s’ajouter, fin 2020, la suppression d’une partie des « impôts de production », ces taxes très critiquées par les entreprises parce qu’elles pèsent sur leur chiffre d’affaires, leur foncier ou leur valeur ajoutée. Un geste à 10 milliards d’euros par an présenté dans le plan de relance comme l’arme de la « reconquête industrielle » en pleine crise sanitaire.

« Il y a une inversion des discours, relève Claude Raynal, président (PS) de la commission des finances du Sénat. Nous baissons les impôts quand les Américains les remontent. Cette crise nous apprend pourtant qu’ils sont utiles pour les entreprises, qu’il faut cesser de les baisser parce que, sans infrastructures, les entreprises ne fonctionnent plus. » Pour lui comme pour d’autres élus de l’opposition, il était nécessaire de réduire l’impôt sur les sociétés, puisque cela allait dans le sens d’une harmonisation européenne et se doublait d’un effort de taxation accrue des géants du numérique.

Mais la baisse des impôts de production, qui n’est pas ciblée, continue de diviser. « Même si toutes les entreprises en bénéficient, la baisse est, en fait, concentrée sur les plus grandes d’entre elles, puisque ce sont les ETI [entreprises de taille intermédiaire] et les grands groupes qui en captent les deux tiers »,déplorela députée (ex-La République en marche) de la Meuse Emilie Cariou, ancienne inspectrice des impôts. « Faut-il se priver de 10 milliards d’euros de recettes par an alors que nous faisons face à une baisse historique du PIB [produit intérieur brut] ? »,ajoute Claude Raynal.

Le déficit se creuse et la dette s’alourdit

A un an de l’élection présidentielle, et alors que l’exécutif vient d’abaisser ses prévisions de croissance pour 2021, difficile d’imaginer réduire le soutien aux entreprises en augmentant la pression fiscale. « Ce sont elles qui font la relance », rappelle-t-on à Bercy. Dès qu’il en a l’occasion, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, martèle d’ailleurs qu’il n’augmentera pas les impôts et que le financement de la crise se fera par un surcroît de croissance qui dopera les recettes fiscales. « Il faut mettre fin à cette manie de chercher à s’inspirer du voisin plutôt que de regarder la situation de la France, a réagi le ministre, jeudi matin, rappelant que les Etats-Unis et l’Angleterre partent d’un taux d’imposition plus faible et ont des filets sociaux moins protecteurs. La France a un taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés du monde. » Son entourage ajoute que ces pays « n’ont pas d’impôts de production qui pèsent 70 milliards d’euros sur les entreprises en France ».

Cela n’empêche pas la Cour des comptes ou le gouverneur de la Banque de France de s’émouvoir régulièrement de baisses d’impôts non financées, alors que le déficit se creuse et la dette s’alourdit.

« Tous les autres pays occidentaux acceptent de débattre du financement de la crise, même l’Allemagne, même les Etats-Unis », soupire Valérie Rabault, présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, qui relève que le président américain, Joe Biden, a promis de taxer les revenus supérieurs à 400 000 dollars par an et que le ministre allemand des finances, Olaf Scholz, évoque régulièrement l’idée d’une mise à contribution des plus riches. Aucune mesure concrète en ce sens n’a toutefois vu le jour à ce stade dans ces pays.

« La cagnotte cachée de Picsou »

« Je n’imagine pas Emmanuel Macron augmenter les impôts ; il veut montrer que la puissance publique est là, au chevet de l’économie », poursuit Jérôme Fourquet, pour qui le président « a fait une croix sur l’électorat de gauche ».

La nécessité de redresser les finances publiques, invoquée par Boris Johnson pour justifier son tour de vis fiscal, a, en outre, de plus en plus de mal à trouver de l’écho dans l’opinion britannique. « La succession de crises a accrédité l’idée que, quand le politique veut trouver de l’argent, il le peut, poursuit M. Fourquet. Pour les banques, pour Air France, pour les discothèques… il y a désormais la cagnotte cachée de Picsou. »